Tiago Rodrigues, fabuleux auteur et metteur en scene

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L’improvisation et la connivence sont les maîtres-mots d’un homme, qui s’appelle Tiago Rodrigues. Et dont le coeur bat en portugais et en français. Et en anglais aussi. Homme de théâtre européen, acteur, dramaturge, metteur en scène : il vaque, il bivouaque même, entre le Tage et la Seine, entre le Théâtre National de Lisbonne qu’il dirige et le Théâtre de la Bastille à Paris qu’il va occuper, pendant 68 jours, à partir du 11 avril 2016… Une Occupation qu’il va ouvrir avec Bovary, une nouvelle création inspirée du procès intenté à Flaubert en 1857 pour atteinte à la morale et à la religion…

Tiago Rodrigues

Dans le paysage théâtral portugais, Tiago Rodrigues occupe une place à part. Auteur, acteur, metteur en scène, il crée avec sa compagnie Mundo Perfeito des spectacles dans son pays tout en travaillant avec le collectif tg STAN, Rabih Mroué ou Tim Etchells. Depuis décembre, il dirige le Théâtre national Dona Maria II à Lisbonne. Alors qu’il présente une version très personnelle de Antoine et Cléopâtre, il nous livre les neuf dates clés de son parcours.

25 avril 1974

«C’est la date de la révolution des œillets qui marque la fin de la dictature au Portugal. Beaucoup d’espoirs et de désirs de changements dans la société se sont exprimés à ce moment-là, qui à ce jour n’ont pas été réalisés dans notre pays. Aujourd’hui encore, certains mécanismes datant de Salazar perdurent dans la société portugaise. C’est pour ça que cette date est toujours aussi importante pour nous, Portugais, et en particulier pour moi qui ne suis né que trois ans plus tard, en 1977, parce qu’elle reste très présente dans ma pensée et dans mon travail.»

Février 1990

«Cette année-là, c’est la première fois qu’un de mes textes a été publié. Il y avait dans les quotidiens portugais un supplément littéraire pour lequel, à partir de l’âge de 12 ans, on pouvait envoyer un texte et être éventuellement choisi. J’ai toujours eu une relation très forte à la lecture et à l’écriture. J’ai ainsi envoyé de nombreux textes, mais ils n’étaient jamais sélectionnés ; jusqu’à ce jour de février où une de mes fictions est enfin parue. C’était une histoire très courte intitulée Skin parce qu’elle parlait de skinheads.

Je venais d’avoir 13 ans, le 16 février, et c’était pour moi comme un cadeau d’anniversaire. A cette époque-là, des groupes d’extrême droite qui s’affichaient par leurs crânes rasés sont apparus pour la première fois au Portugal. Quelques mois plus tôt, un militant d’extrême gauche avait été assassiné. Je m’étais inspiré de ce fait divers. Aujourd’hui, il n’y a plus ni skinheads ni extrême droite au Portugal. Sans doute parce qu’à l’époque, ces mouvements violents ont choqué tout le monde et entraîné une prise de conscience dans la société. Pour moi, ce premier geste artistique quoique naïf, est important, parce qu’il se doublait d’un geste politique également naïf.»

1997

«J’ai fait du théâtre amateur avant d’intégrer le Conservatoire d’art dramatique à Lisbonne. Pendant l’été entre la première et la deuxième année du Conservatoire, j’ai participé à des ateliers animés par les tg STAN venus pour la première fois au Portugal présenter leurs spectacles. Ça a été un déclic qui a changé ma façon de penser le théâtre. J’étais très malheureux au Conservatoire. L’idée de devenir un acteur qui obéit à une image préconçue d’un spectacle, en servant les rêves d’un metteur en scène, ne me convenait pas. Je cherchais une façon de travailler où je pourrais être plus libre. Avec les tg STAN, j’ai découvert non seulement une autre façon d’aborder le théâtre, mais j’ai aussi trouvé chez eux le même amour des grands textes et des auteurs. La rencontre a été d’autant plus décisive qu’ils m’ont invité à faire une création avec eux, ce qui a transformé radicalement mes conditions de travail. Par la suite, nous avons régulièrement créé des spectacles ensemble.»

2000

«Cette année-là, j’ai créé une pièce avec un collectif d’artistes portugais construite à partir de collages de textes de théâtre mais aussi de textes politiques, en particulier des écrits du sous-commandant Marcos. On est allés jouer ce spectacle au Mexique, à Mexico et dans la jungle Lacandone où se trouvaient les zapatistes. Nous sommes restés plusieurs semaines. Nous avons rencontré le sous-commandant Marcos, les guérilleros et les Indiens qui vivaient là. Le fait de côtoyer ces gens très libres qui combattaient pour leurs idées en vivant avec le strict minimum, mais gardant toujours leur dignité et leur sens de l’humour, ça m’a profondément touché. Savoir qu’on peut résister tout en gardant le sourire et qu’être indigné ne veut pas dire qu’on est parfait est une leçon que je n’ai jamais oubliée.»

Novembre 2003

«Avec Magda Bizarro, je crée la compagnie Mundo Perfeito avec la volonté de rester au Portugal. C’est-à-dire d’être un nomade qui tourne dans des pays étrangers tout en gardant des racines locales. Cela signifie qu’il y a un lieu, une société à partir desquels on crée nos spectacles. Nous aimions bien ce nom « monde parfait » pour son mélange de cynisme et de naïveté – selon le point de vue où l’on se place cela sonne trop amer ou trop doux. Avec cette compagnie, nous avons créé une trentaine de pièces en douze ans. C’est là que s’est bâtie mon expérience théâtrale.»

Février 2007

«C’est la création de Deux Moitiés, spectacle où pour la première fois je monte un de mes textes. J’avais déjà écrit pour le cinéma et pour les journaux mais, là, c’est ma première expérience d’auteur dramatique. J’étais très inquiet, car j’étais déjà depuis longtemps dans le théâtre comme acteur, comme metteur en scène, mais le geste d’écrire pour la scène est venu très tard. C’est venu d’un besoin d’écrire à la première personne pour dire quelque chose de plus explicite, de plus personnel.»

2010

«Dans le studio de la télévision nationale portugaise, je filme le présentateur du journal pendant une heure en silence. Je veux utiliser cette image pour un spectacle intitulé Si une fenêtre s’ouvrait. Le spectacle consiste en un journal télévisé doublé par les comédiens sur scène et qui raconte avec les mêmes images une autre histoire que celle des événements de la journée pour se terminer par le visage du présentateur silencieux pendant une heure face à la caméra. Cette approche qui consiste à utiliser le document pour le confronter à la fiction m’intéresse de plus en plus. Car ce spectacle n’est pas un documentaire, il prélève des éléments de la réalité pour les utiliser à travers une fiction. De la même façon, j’ai travaillé pendant un mois dans la cuisine d’un restaurant trois étoiles pour comprendre ce métier de l’intérieur. Mais cette recherche au cœur de la réalité n’avait pas un but documentaire, c’était pour m’en servir dans une fiction que je construis.»

Juin 2012

«C’est la première de ma pièce Trois Doigts sous le genou à Alcantara. Ce projet me trottait dans la tête depuis des années. Je voulais absolument le jouer au Théâtre national de Lisbonne et cela a finalement eu lieu, même s’il a fallu attendre sept ans pour y arriver. Le spectacle est construit à partir d’un collage d’extraits des rapports des censeurs pendant la dictature. Sur le plan de l’écriture, ça m’a ouvert un champ de possibilités immense. Ce travail de collage à partir de différentes sources est quelque chose que je continue de faire aujourd’hui. Mais ce spectacle a aussi été le premier à bénéficier d’une coproduction internationale, ce qui m’a donné beaucoup de visibilité. Cette pièce a représenté un moment très important pour la reconnaissance de mon travail.»

Octobre, novembre 2014

«Ma pièce By Heart est représentée exceptionnellement dans le village où vit Candida, ma grand-mère, dans le nord du Portugal. Elle est à l’origine de ce spectacle depuis le jour où, alors qu’elle est en train de perdre la vue à 93 ans, elle m’a demandé de choisir un livre pour qu’elle l’apprenne par cœur. Comme ça, elle pourrait le lire mentalement. En octobre, on a joué la pièce devant les 150 habitants du village. Ma grand-mère n’a pas pu y assister, elle était alitée à 20 mètres de là. Une semaine plus tard, je présentais ce spectacle en version française au théâtre de la Bastille, à Paris. C’était très émouvant pour moi de raconter son histoire, de prononcer son nom, Candida, dans cette ville où ma grand-mère n’est venue qu’une seule fois, et c’était son unique voyage hors du Portugal. Tout d’un coup, j’éprouvais dans ma chair l’effet concret d’une de mes créations. A ce moment, j’ai ressenti très clairement que, même si on ne sait pas toujours vraiment à quoi ça sert, ce qu’on fait, là c’était utile. Ces quelques mois – j’y inclus aussi décembre – ont comblé mes capacités d’espoir et d’envie que j’ai de faire du théâtre. Cela correspond aussi bien sûr à l’annonce de ma nomination comme directeur artistique au Théâtre national de Lisbonne.»

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